Descente

 

Ça allait être une catastrophe. Mon moral chutait à mesure que l’avion gagnait en altitude. Pourquoi avais-je laissé Jeremy me faire ça ? Savait-il qu’il s’apprêtait à gâcher ma vie ? S’en souciait-il seulement ? Comment pourrais-je amener Clay dans l’appartement que je partageais avec Philip ? J’étais sur le point de conduire l’homme avec lequel j’avais couché dans le foyer de celui envers lequel je m’étais engagée. J’avais toujours eu le plus grand mal à croire aux histoires entendues sur les gens qui faisaient furtivement entrer chez eux leur amant ou maîtresse comme gouvernante, nourrice ou jardinier. Pour se livrer à de tels actes, il fallait être un déchet humain dépourvu de toute moralité… ce qui décrit assez bien la façon dont je me percevais en ce moment même.

J’avais appelé Philip le matin pour l’avertir que je rentrais en compagnie d’un invité. Je lui avais expliqué que Clay était mon cousin, le frère de Jeremy, et qu’il envisageait de déménager à Toronto, si bien que j’avais accepté de l’accueillir une semaine, le temps qu’il trouve du travail. Philip avait accepté de bonne grâce, même si, quand il disait qu’il apprécierait de rencontrer mes cousins, il parlait sans doute de les inviter à dîner, pas de partager notre minuscule appartement.

Et Clay ? Jeremy devait savoir à quel point tout ça le blesserait. Une fois encore, s’en moquait-il ? Comment Clay et moi étions-nous censés nous entendre dans ces circonstances ? Nous devions vivre ensemble dans un deux pièces sans aucun membre de la Meute pour servir de tampon. Jusqu’ici, nous n’avions pas échangé un seul mot depuis que Clay était sorti du garage ce matin-là. À une demi-heure de notre arrivée à Toronto, nous étions assis côte à côte comme des étrangers.

— Où est-ce que tu habites ? demanda Clay.

Le son de sa voix me fit sursauter. Je lui lançai un coup d’œil, mais il regardait droit devant lui comme s’il parlait à l’appui-tête du siège de devant.

— Où est-ce que tu habites ? répéta-t-il.

— Heu… Près du lac, répondis-je. Au sud de Front Street.

— Et tu travailles où ?

— Au niveau de Bay et Bloor.

Il donnait simplement l’impression de me faire la conversation, mais je savais bien que non. Derrière ses yeux, son cerveau tournait à plein régime, estimant la géographie et calculant les distances.

— La sécurité ? demanda-t-il.

— Plutôt bonne. Mon immeuble a une entrée sécurisée. Rien de sophistiqué. Des serrures et un interphone, un verrou et une chaîne sur ma porte.

Clay renifla. Si un cabot arrivait à franchir la porte d’entrée, tous les verrous du monde ne pourraient l’empêcher de pénétrer dans mon appartement. J’avais déjà parlé à Philip d’installer un système de sécurité, mais il pensait que la seule manière fiable de protéger son foyer était une bonne police d’assurance. Je ne pouvais pas lui dire que je craignais d’être attaquée. Ça collait mal avec l’image d’une femme qui va se promener seule à 2 heures du matin.

— Sur mon lieu de travail, il y a un agent de sécurité au premier étage, répondis-je. Il faut une carte d’identité pour entrer dans mon bureau. Et l’endroit est bondé. Si je m’en tiens aux horaires normaux, personne n’ira me chercher là-bas. Je ne suis même pas obligée de retourner travailler, en fait…

— Tu dois t’en tenir à la routine, comme l’a dit Jeremy.

Clay regarda par la vitre.

— Alors, reprit-il, je suis censé être qui ?

— Mon cousin. Qui vient en ville chercher du travail.

— C’est nécessaire ?

— Ça paraissait convaincant. Si tu es mon cousin, je suis obligée de t’héberger…

— Je parlais de cette histoire de recherche de boulot. Je ne suis pas venu en chercher, Elena, et je ne veux pas de scénario élaboré à suivre. Tu n’as qu’à dire que je suis en ville pour travailler à l’université – mon boulot normal. Je vais y contacter quelques personnes, m’arrêter au département d’anthropologie, peut-être faire quelques recherches. Ça restera plausible.

— Bien sûr, mais ça paraît plus facile de dire…

— Pas question que je joue un rôle, Elena. Pas plus que nécessaire.

Il se tourna vers la vitre et ne prononça plus un mot de tout le restant du trajet.

 

Malgré tout ce que j’avais pu ressasser pendant le vol, l’impact de ce que nous étions en train de faire ne me heurta de plein fouet qu’une fois à l’aéroport. Nous avions récupéré nos bagages et nous dirigions vers la station de taxis quand je me rendis compte que je m’apprêtais à emmener Clay dans l’appartement que je partageais avec Philip. Ma poitrine se serra, mon cœur se mit à cogner, et la panique commençait à me gagner lorsqu’on atteignit l’entrée.

Clay me dépassait d’un bon pas. Je tendis la main pour lui saisir le bras.

— Tu n’es pas obligé de faire ça, lui dis-je.

Il ne me regarda pas.

— C’est ce que veut Jeremy.

— Mais ça ne veut pas dire que tu es obligé. Il veut que je sois en sécurité, non ? Il doit exister un autre moyen.

Clay continua à me tourner le dos.

— J’ai dit que je resterais avec toi. Et je compte bien le faire.

— Tu peux le faire sans entrer dans mon appartement.

Il s’arrêta et se tourna juste assez pour que je le voie de quart de profil.

— Et je ferais comment ? Je dormirais dans la ruelle devant ton immeuble ?

— Non, je veux dire qu’on n’est pas obligés d’aller chez moi. On peut aller ailleurs. Dans une chambre d’hôtel par exemple.

— Et tu m’accompagnerais ?

— Oui, bien sûr.

— Tu resterais avec moi ?

— Exactement. Tout ce que tu voudras.

J’entendais dans ma propre voix une nuance de désespoir que je méprisais, mais je ne pouvais m’en empêcher. Mes mains tremblaient tellement que les gens, autour de nous, commençaient à nous regarder fixement.

— Tout ce que tu voudras, répétai-je. Jeremy n’en saura rien. Il a dit qu’il ne nous contacterait pas par téléphone, alors il ne saura pas si on loge dans mon appartement. Je serai en sécurité et en ta compagnie. C’est l’essentiel, non ?

Clay resta près d’une minute immobile. Puis il se tourna lentement vers moi. J’aperçus alors une sorte de lueur d’espoir dans ses yeux, mais elle disparut sitôt qu’il vit mon expression. Sa mâchoire se crispa et il soutint mon regard.

— Très bien, dit-il. Tout ce que je voudrai ?

Il se tourna vers une rangée de téléphones publics et s’empara du combiné le plus proche.

— Appelle-le.

— Il nous a dit de ne pas l’appeler. Pas de contacts par téléphone.

— Pas Jeremy. Ce type. Appelle-le et dis-lui que tout est fini. L’appartement est à lui. Tu récupéreras tes affaires plus tard.

— Ce n’est pas…

— Ce n’est pas ce que tu voulais dire, hein ? Je m’en doutais. Quels sont tes plans, alors ? Faire la navette entre nous deux jusqu’à ce que tu aies pris ta décision ?

— Je l’ai déjà prise. Ce qui s’est passé à Stonehaven était une erreur, comme ça l’a toujours été. Je ne t’ai jamais embobiné là-dessus. Tu savais qu’il y avait quelqu’un d’autre. Mais il se produit toujours la même saloperie quand je retourne là-bas. Je me laisse piéger. Je m’égare.

— Quand tu retournes où ? Dans cette maison ? Un tas de briques et de mortier ?

— Là-bas, répétai-je en serrant les dents. Ce monde et tout ce qui en fait partie, toi compris. Je n’en ai aucune envie, mais chaque fois que je suis là-bas, je suis incapable de résister. Ça prend le dessus.

Il éclata d’un rire âpre.

— N’importe quoi. Il n’y a rien dans ce monde-ci, ni dans celui-là, ni dans aucun monde que tu ne puisses pas combattre, Elena. Tu sais comment il s’appelle, le sortilège lié à cet endroit ? Le bonheur. Mais tu refuses de l’admettre car, pour toi, le seul bonheur acceptable se trouve dans le monde « normal », avec des amis « normaux » et un mec « normal ». Tu es obstinée à te rendre heureuse avec ce genre de vie, même si ça doit te tuer.

Les gens nous regardaient ouvertement à présent. L’alarme aurait dû se déclencher dans ma tête pour m’avertir que je n’agissais pas comme il se devait dans le monde des humains. Mais elle n’en faisait rien. Je m’en foutais. Je pivotai sur mes talons et fusillai du regard les deux femmes âgées qui émettaient de petits bruits désapprobateurs derrière moi. Elles reculèrent en ouvrant de grands yeux. Je me dirigeai d’un pas vif vers la sortie.

— Quand est-ce que tu l’as appelé pour la dernière fois ? me lança Clay derrière moi.

Je m’arrêtai.

Il me rejoignit et baissa la voix afin que personne d’autre ne puisse entendre.

— Sans compter le coup de fil de ce matin, pour le prévenir qu’on arrivait. Ton dernier appel remonte à quand ?

Je ne répondis rien.

— Dimanche, dit-il. Il y a trois jours.

— J’étais occupée, répondis-je.

— N’importe quoi. Tu l’avais oublié. Tu crois qu’il te rend heureuse, que cette vie te rend heureuse ? Alors voilà ta chance. Emmène-moi là-bas. Montre-moi à quel point ça te rend heureuse. Prouve-le-moi.

— Je t’emmerde, aboyai-je avant de me diriger vers la porte.

Clay me suivit, mais trop tard. Je quittai l’aéroport et montai dans un taxi avant qu’il puisse me rattraper. Je claquai la portière, manquant ses doigts de très peu, puis donnai mon adresse au chauffeur. Lorsqu’on démarra, je m’autorisai la petite satisfaction de regarder dans le rétroviseur et de voir Clay planté sur le trottoir.

Dommage que je ne lui aie pas dit plus précisément où j’habitais. « Près du lac », ça couvrait pas mal de terrain… et pas mal d’immeubles.

Quand j’atteignis le mien, je sonnai à l’interphone. Philip me répondit et parut surpris que je m’annonce. Je n’avais pas perdu ma clé. Ne me demandez pas pourquoi j’avais sonné pour entrer. J’espérais seulement que lui non plus ne me poserait pas la question.

Parvenue à l’étage, je trouvai Philip dans le couloir, à la sortie de l’ascenseur. Il tendit la main pour me serrer contre lui. Je me raidis par réflexe, puis lui rendis son étreinte.

— Tu aurais dû appeler de l’aéroport, dit-il. J’attendais ton coup de fil pour venir vous chercher. (Il regarda par-dessus mon épaule.) Où est notre invité ?

— Il a été retardé. Peut-être indéfiniment.

— Il ne vient pas ?

Je haussai les épaules et feignis de bâiller.

— Le vol a été rude. Pas mal de turbulences. Tu ne peux pas savoir comme je suis contente de rentrer.

— Pas autant que moi de te voir, chérie, dit Philip en m’escortant dans l’appartement. Va t’asseoir. Je suis passé chercher du poulet rôti chez le traiteur. Je vais le réchauffer.

— Merci.

Je n’avais même pas retiré mes chaussures quand on cogna à la porte. Je pensai l’ignorer, mais ça ne servirait à rien. Philip n’avait peut-être pas mon ouïe, mais il n’était pas sourd.

J’ouvris brusquement. Clay se tenait là, nos bagages en main.

— Comment as-tu…, commençai-je.

Il me tendit mon sac de voyage. Une étiquette affichant mon nom et mon adresse, notés d’une écriture soigneuse, pendait à la poignée.

— Le livreur de pizzas m’a tenu la porte ouverte, dit-il. Géniale, la sécurité.

Il entra et jeta nos bagages près du portemanteau. La porte de la cuisine s’ouvrit derrière moi. Je me raidis et écoutai approcher les pas de Philip. Je voulus faire les présentations mais les mots restèrent coincés dans ma gorge. Et si l’histoire ne convenait pas à Clay ? Était-il trop tard pour en changer ? Pour le flanquer à la porte ?

— Vous devez être le cousin d’Elena, dit Philip en s’avançant vers lui, main tendue.

— Clay, réussis-je à articuler. Clayton.

Philip sourit.

— Ravi de vous rencontrer. Vous préférez quoi ? Clayton ou Clay ?

L’intéressé ne répondit rien. Il ne jeta pas même un coup d’œil à Philip, qu’il n’avait pas regardé depuis son entrée dans la pièce. Il gardait les yeux fixés sur les miens. J’y voyais couver une colère mêlée d’indignation et d’humiliation. Je m’attendais à une explosion. Qui n’eut pas lieu. Il opta plutôt pour une impolitesse éhontée, ignorant Philip, son salut, sa question et sa main tendue pour se diriger à grands pas vers le salon.

Le sourire de Philip ne faiblit qu’une seconde, puis il se tourna vers Clay, qui se tenait à la fenêtre et nous tournait le dos.

— Le canapé-lit est juste ici, dit-il en désignant la pile de draps et couvertures qu’il y avait posée. J’espère qu’il n’est pas trop inconfortable. Il n’a jamais servi, n’est-ce pas, chérie ?

La mâchoire de Clay se crispa, mais il continua à regarder par la fenêtre.

— Non, répondis-je.

Je m’efforçai de trouver quelque chose à ajouter, ou un autre sujet à aborder, mais rien ne me vint.

— Nous sommes censés avoir vue sur le lac, déclara Philip avec un petit rire forcé. Je crois que si vous vous tenez trois pas à gauche de la fenêtre entre 13 heures et 14 heures et que vous vous tournez vers la droite en plissant les yeux, vous entrapercevez un bout du lac Ontario. Enfin, en théorie.

Clay ne disait toujours rien. Moi non plus. Un silence mortel planait dans la pièce, comme si Philip parlait dans le vide sans que ses mots laissent d’écho ni d’impression. Il poursuivit :

— L’autre côté de l’immeuble dispose d’une meilleure vue de Toronto. C’est une ville géniale. Des équipements de niveau international mais un coût de vie peu élevé, un taux de criminalité bas et des rues propres. Je pourrai peut-être quitter le travail plus tôt demain pour vous balader en voiture avant le retour d’Elena.

— Pas la peine, répondit Clay.

Il avait parlé entre ses dents, ce qui camouflait son accent au point de le rendre méconnaissable.

— Clay a vécu ici, à Toronto, dis-je. Un certain temps. Il y a… hum… quelques années.

— Et ça vous avait plu ? demanda Philip.

Comme Clay ne répondait pas, il s’obligea à émettre un autre petit rire.

— Si vous revenez, j’en déduis que l’expérience n’a pas dû être si terrible.

Clay se tourna vers moi.

— J’ai de bons souvenirs.

Il soutint mon regard un moment, puis se détourna pour se diriger vers la salle de bains. Quelques secondes plus tard, j’entendis couler la douche.

— N’hésite pas à prendre une douche si tu en as envie, marmonnai-je en roulant les yeux. La sympathie incarnée, hein ?

Philip sourit.

— Alors ce n’est pas le décalage horaire ?

— J’aimerais bien. J’aurais dû te prévenir. Il a des troubles de la personnalité non diagnostiqués qui le rendent antisocial. Ne le laisse pas t’emmerder pendant son séjour. Ignore-le ou dis-lui d’aller se faire foutre.

Philip haussa les épaules. Je crus d’abord que c’était à cause de ma description de Clay, mais, le voyant me dévisager, je répétai mentalement ce que je venais de dire et y perçus sarcasme et mordant. Philip n’était pas habitué à cette Elena-là. Salaud de Clay.

— Je blague, ajoutai-je. Le vol a été long. Le temps qu’on arrive à l’aéroport, j’avais perdu patience et on s’est un peu accrochés.

— Perdu patience ? répéta Philip en s’approchant pour m’embrasser sur le front. Je ne t’en croyais pas capable.

— Clayton fait ressurgir le pire en moi. Avec un peu de chance, il ne restera pas longtemps ici. Mais il fait partie de la famille, alors je dois le supporter jusqu’à son départ.

Je me tournai vers la cuisine et reniflai d’un air théâtral.

— On dirait que le poulet est prêt.

— On attend ton cousin ?

— Il ne nous attendrait pas, lui, répondis-je avant de me diriger vers la cuisine.

 

La seule chose positive que je puisse dire de cette soirée, c’est qu’elle fut brève. Clay sortit de la douche (habillé, Dieu merci), entra dans le salon et tira un de mes livres de la bibliothèque. Nous étions toujours en train de manger. J’allai le lui annoncer dans le salon. Il grommela qu’il mangerait plus tard et j’en restai là. Quand on eut terminé et débarrassé, il était assez tard pour que je prétexte l’épuisement et file au lit. Philip me suivit. Je compris aussitôt que j’avais oublié un détail concernant la vie commune. Le sexe.

J’enfilais ma chemise de nuit quand Philip entra. Je n’étais pas trop branchée lingerie nocturne, ayant dormi en sous-vêtements depuis que j’avais quitté ma dernière famille adoptive, mais, quand Philip s’était installé avec moi et que j’avais remarqué qu’il portait un pantalon de pyjama au lit, j’avais songé que je pourrais peut-être porter quelque chose, moi aussi. J’avais essayé la lingerie, toutes ces fanfreluches minuscules et sexy sur lesquelles s’extasient les magazines féminins. Mais cette saleté de dentelle démangeait à des endroits inhabituels, l’élastique me pinçait, les bretelles se tordaient, et j’avais donc décidé que ces choses-là ne devaient être portées que juste avant le sexe et délaissées ensuite au profit de tenues plus confortables. Comme la dentelle noire et le satin rouge ne semblaient, de toute façon, guère exciter Philip, j’y avais renoncé au profit de tee-shirts trop grands. Puis il m’avait offert à Noël une chemise de nuit blanche descendant au genou. Très féminine, assez vieux jeu et un rien trop virginale à mon goût, mais je la portais parce qu’elle lui plaisait.

Il attendit que je me sois brossée puis m’approcha par-derrière et se pencha pour m’embrasser dans le cou.

— Tu m’as manqué, murmura-t-il contre ma peau. Je ne voulais pas me plaindre, mais la séparation était plus longue que prévue. Encore quelques jours et tu aurais reçu de la visite à New York.

Je faillis m’étouffer et tentai de le cacher derrière un rire sifflant et un peu factice. Philip à Bear Valley. Scénario encore plus infernal que l’actuel.

Ses lèvres se déplacèrent vers ma nuque. Il s’appuya contre moi et glissa une main sous ma chemise de nuit qu’il remonta jusqu’à ma hanche. Je me raidis. Sans y réfléchir, je jetai un coup d’œil à la porte de la chambre. Le regard de Philip suivit le mien dans le miroir.

— Ah, dit-il avec un petit rire. J’avais oublié notre invité. On pourrait faire ça sans bruit, mais si tu préfères attendre qu’on ait un peu plus d’intimité…

Je hochai la tête. Philip m’embrassa de nouveau dans le cou, feignit un soupir, puis rejoignit notre lit. Je savais que j’aurais dû me blottir contre lui, le câliner, discuter. Mais je ne pouvais pas.

Je ne pouvais vraiment pas.

Ça allait être une catastrophe.

Installation

 

Le lendemain matin, je sentis au réveil une odeur de pain perdu et de bacon. Je consultai l’heure. Près de 9 heures. Philip partait normalement vers 7 heures. Il avait dû rester plus tard pour préparer le petit déjeuner. Très agréable surprise.

Je sortis de la chambre pour aller dans la cuisine. J’y trouvai Clay aux fourneaux, en train de fourrer une spatule sous une montagne de bacon. Il se tourna vers moi lorsque j’entrai. Ses yeux balayèrent ma chemise de nuit.

C’est quoi, ce truc ? demanda-t-il.

— Une chemise de nuit.

— T’as dormi avec ?

— Dans le cas contraire, ce serait une chemise de jour, non ? rétorquai-je.

Ses lèvres frémirent comme s’il ravalait un rire.

— C’est… mignon comme tout, chérie. On dirait le genre de chose que t’achèterait Jeremy. Ah oui, au fait. Il t’a envoyé des fleurs.

— Jeremy ?

Clay secoua négativement la tête.

— Elles sont près de la porte d’entrée.

Je trouvai dans l’entrée une douzaine de roses rouges dans un vase plaqué argent. La carte disait :

« J’ai préféré te laisser dormir. Ravi de te retrouver. Tu m’as manqué. Philip. »

Pourquoi m’étais-je inquiétée ? Rien n’avait changé. Philip était toujours aussi attentionné. Un sourire aux lèvres, je soulevai le vase et lui cherchai un emplacement. La table du salon ? Non, les fleurs étaient trop grandes. Celle de l’entrée ? Trop de passage. La cuisine ? J’ouvris la porte. Pas la place.

— La chambre, murmurai-je avant de faire demi-tour.

— Et de l’eau, cria Clay derrière moi.

— Quoi ?

— Elles ont besoin d’eau.

— Je le savais.

— Et de soleil, ajouta-t-il.

Je ne répondis pas. Je me serais rappelé l’eau et le soleil… plus tard. Je dois avouer que je n’avais jamais bien compris la coutume consistant à envoyer des fleurs. C’est vrai qu’elles étaient jolies, mais elles ne faisaient rien de particulier. Je ne veux pas dire que je ne les appréciais pas. Bien sûr que si. Jeremy cueillait toujours au jardin des fleurs fraîches qu’il plaçait dans ma chambre, et je les appréciais. Bien entendu, s’il ne les avait pas placées au soleil et arrosées, je n’en aurais pas profité longtemps. J’étais bien plus douée pour tuer les choses que pour les maintenir en vie. Encore heureux que je n’aie jamais prévu d’avoir d’enfants.

Après avoir disposé les roses et rempli le vase d’eau, je regagnai la cuisine. Clay posa deux tranches de pain grillé sur mon assiette et en souleva une troisième.

— Ça ira, lui dis-je en retirant mon assiette.

Il haussa les sourcils.

— Je veux dire que ça ira pour l’instant, répondis-je. J’en reprendrai d’autres après, évidemment.

— C’est tout ce que tu manges quand il est là ? Ça m’étonne que tu arrives à partir bosser sans tomber dans les pommes. Tu ne peux pas manger comme ça, Elena. Ton métabolisme a besoin…

Je reculai ma chaise. Clay se tut et me servit mon bacon avant de garnir sa propre assiette et de s’asseoir.

— À quelle heure tu pars travailler ? demanda-t-il.

— J’ai appelé hier soir en disant que j’y serais pour dix heures et demie.

— Alors on ferait mieux d’y aller. C’est loin d’ici, à pied ? Dix minutes ?

— Je prends le métro.

— Le métro ? Tu détestes ça. Tous ces gens entassés dans cette voiture minuscule, bousculés de tous côtés par des étrangers, et l’odeur…

— Je m’y suis habituée.

— Pour quoi faire ? Ce n’est pas la mer à boire, d’y aller à pied, il suffit d’aller jusqu’à Bloor et de remonter.

— Les gens ne vont pas travailler à pied, répondis-je. Ils y vont à vélo, en rollers, ou en faisant du jogging. Je n’ai ni vélo, ni rollers, et je ne sais pas courir en jupe.

— Tu portes des jupes pour aller bosser ? Tu détestes ça.

Je repoussai mon assiette et quittai la table.

 

Je tentai de persuader Clay qu’il pouvait marcher jusqu’à mon bureau et me laisser prendre seule le métro. Il ne voulut rien savoir. Pour ma sécurité, et en accord avec la volonté expresse de son chef, il subirait la torture du métro. J’avoue que je pris un peu trop de plaisir à le regarder se tortiller pendant les sept minutes que dura ce trajet insoutenable. Enfin, il ne se tortillait pas littéralement. Les autres passagers auraient vu un homme debout dans un wagon bondé, surveillant impatiemment notre progression sur la carte au-dessus de nous. Mais je lisais au fond de ses yeux une expression d’animal en cage, claustrophobie mêlée de révulsion et de panique naissante. Chaque fois qu’on le frôlait, il resserrait sa prise sur le poteau. Il soufflait par la bouche et gardait les yeux braqués sur la carte, ne les détournant que pour vérifier le nom de chaque station lorsque le métro ralentissait. À une occasion, il me jeta un coup d’œil. Je souris et me détendis exagérément sur mon siège. Il me fusilla du regard, se détourna et m’ignora pendant le reste du trajet.

 

Je déjeunai avec mes collègues de travail. Alors que nous regagnions le bureau, je vis une silhouette familière assise sur un banc devant l’immeuble où je travaillais. Je trouvai un prétexte pour ne pas rentrer et retournai vers Clay.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je en approchant de lui.

Il se tourna et me sourit.

— Salut, chérie. Bien déjeuné ?

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Je te surveille, tu te rappelles ?

Je fis une pause.

— Ne me dis pas que tu as passé la matinée assis ici.

— Bien sûr que si. J’avais l’intuition que je ne serais pas le bienvenu dans ton bureau.

— Tu ne peux pas rester assis ici.

— Pourquoi pas ? Ah, laisse-moi deviner. Les gens normaux ne restent pas assis sur des bancs dans la rue. Ne t’en fais pas, chérie. Si je vois des flics, j’irai m’asseoir de l’autre côté de la rue.

Je lançai un coup d’œil au bâtiment pour m’assurer qu’il n’en sorte personne que je connaisse.

— Je ne travaille pas au bureau toute la journée, tu sais. Je dois faire un reportage sur un meeting à Queen Park cet après-midi.

— Alors je t’accompagne. À une distance respectueuse, en m’assurant que tu n’aies pas à subir l’humiliation d’être publiquement associée à moi.

— Tu veux dire que tu vas me suivre à la trace ?

Clay sourit.

— C’est le genre de talent qui mérite d’être amélioré.

— Tu ne peux pas rester assis ici.

— Et c’est reparti…

— Fais quelque chose, au moins. Lis un livre, un journal, une revue.

— C’est ça, en risquant de laisser passer un cabot pendant que je fais les mots croisés.

Je levai les bras au ciel et regagnai le bâtiment d’un pas énergique. Cinq minutes plus tard, je rejoignis son banc.

— Je te manque déjà ? demanda-t-il.

Je lançai par-dessus son épaule un magazine qui atterrit sur ses genoux. Il s’en saisit, regarda la couverture et fronça les sourcils.

— Une revue sur les bagnoles ?

— C’est le genre de revues que lisent les mecs normaux. Fais au moins semblant de t’y plonger.

Il la feuilleta, s’arrêta sur la photo d’une rouquine en bikini vautrée sur le capot d’une Corvette Stingray. Il parcourut le texte puis examina l’image.

— Qu’est-ce qu’elle fout là, cette bonne femme ? demanda-t-il.

— Elle cache une rayure du capot. Ça coûtait moins cher que de refaire la peinture.

Il feuilleta quelques pages de voitures classiques et de femmes court vêtues.

— Nick avait ce genre de revues quand on était gosses. Mais sans les bagnoles. (Il tourna une photo à 90 degrés.) Et sans les bikinis.

— Fais semblant de la lire, d’accord ? demandai-je avant de me diriger vers les portes. On ne sait jamais. Peut-être qu’avec un peu de chance, tu trouveras quelque chose à ton goût.

— Je croyais que tu aimais ma voiture ?

Je commençai à m’éloigner.

— Je ne parlais pas des voitures.

 

Après dîner, on traîna dans l’appartement, Clay et moi, en jouant aux cartes. Au retour de Philip, j’avais déjà trente dollars et cinquante cents d’avance. Je venais de gagner ma quatrième partie d’affilée et je m’en vantais avec une totale immaturité quand il entra. Dès qu’il proposa de se joindre à nous, Clay décida qu’il était l’heure de prendre une nouvelle douche. À ce rythme-là, il serait bientôt le type le plus propre de tout Toronto. On disputa quelques parties, Philip et moi, mais ce n’était pas pareil. Il ne jouait pas pour de l’argent. Pire encore, il s’attendait à ce que je suive les règles.

 

Cette nuit-là, Jeremy me contacta pour s’assurer que tout allait bien. Il interdit les appels téléphoniques, mais ça ne voulait pas dire que nous n’avions aucun moyen de nous joindre. Comme je l’ai déjà dit, Jeremy avait sa propre façon de nous contacter au moyen d’une liaison psychique nocturne. Tous les loups-garous possèdent une sorte de pouvoir psychique. La plupart d’entre eux l’ignorent, car ils trouvent ça trop mystique pour des créatures habituées à communiquer avec les poings et les crocs.

Clay et moi partagions un lien mental, peut-être parce qu’il m’avait mordue. Nous ne pouvions pas lire chacun dans l’esprit de l’autre, ni quoi que ce soit d’aussi spectaculaire. Ça évoquait plutôt cette conscience mutuelle accrue que disent partager certains jumeaux, des petites choses comme éprouver un pincement quand il était blessé ou savoir quand il était proche avant même de le voir, de l’entendre ou de le sentir. Mais ce don me mettait assez mal à l’aise, si bien que je ne le cultivais pas, ni n’en admettais l’existence.

Celui de Jeremy était différent. Il pouvait communiquer avec moi pendant que nous dormions. Ce n’était pas comme si j’entendais des voix dans ma tête, ou quoi que ce soit d’aussi extraordinaire. Je dormais et rêvais que je lui parlais, mais je sentais à un niveau inconscient que c’était davantage qu’un rêve, et j’étais capable d’écouter et de répondre de manière rationnelle. C’était plutôt chouette, en réalité, même si je ne le lui avouerais jamais.

 

Au réveil, je sentis une odeur de crêpes. Cette fois, je sus précisément qui préparait le petit déjeuner et n’y vis aucune objection. La nourriture, c’était de la nourriture. Pour moi, rien ne valait un petit déj déjà prêt quand je me levais. J’étais incapable de cuisiner le matin. Au réveil, j’étais trop affamée pour m’activer aux fourneaux – parfois, même griller du pain me semblait trop long. Il y avait mieux encore que me faire préparer le petit déjeuner par quelqu’un d’autre : pouvoir sortir du lit et filer droit vers la table, en sautant la douche, les fringues, le brossage des cheveux et des dents, toutes ces choses indispensables pour faire de moi une compagne agréable lors des repas. Avec Clay, ça n’avait aucune importance. Il avait vu pire. Je m’enfouis sous les couvertures. Quand le petit déjeuner était prêt, il m’apportait le café. Je n’avais qu’à attendre.

— C’est vraiment génial. On ne mange pas souvent de crêpes. Elena n’aime pas trop les petits déjeuners. En général, c’est du pain grillé et des céréales froides. Je ne sais pas si elle va vouloir de ça, mais moi, oui, sans hésiter.

Je me redressai d’un bond. Ce n’était pas la voix de Clay.

— Comment est-ce qu’on les appelle dans le Sud ? poursuivit Philip. Des flapjacks ? Ou des johnnycakes ? Je ne m’y retrouve jamais. C’est bien de là que vous venez, non ? À l’origine, je veux dire. D’après votre accent, je pencherais pour la Georgie, ou peut-être le Tennessee.

Clay grommela. Je bondis hors du lit et fonçai vers la porte. Puis j’aperçus ma chemise de nuit dans le miroir. Un peignoir. Il me fallait un peignoir.

— Votre frère Jeremy n’a pas d’accent, dit Philip. En tout cas, je n’en ai pas remarqué quand je lui ai parlé au téléphone.

Merde ! Je fouillai le placard. Où était ce peignoir ? Est-ce que j’en possédais un, d’ailleurs ?

— Mon beau-frère, répondit Clay.

— Ah oui ? Ah, je vois. Tout s’explique.

Je m’emparai d’habits que j’enfilai précipitamment, me ruai hors de la chambre et fonçai dans la cuisine. Je m’arrêtai en dérapant entre Clay et Philip.

— T’as faim ? demanda Clay, toujours tourné vers la cuisinière.

Philip se pencha pour m’embrasser sur la joue et tenta de lisser mes cheveux emmêlés.

— N’oublie pas d’appeler maman ce matin, chérie. Elle ne voulait pas s’occuper des préparatifs de la fête de Betsy sans toi. (Il se tourna vers Clay.) Ma famille adore Elena. Si je ne l’épouse pas bientôt, ils sont capables de l’adopter.

Son regard s’attarda sur Clay. Celui-ci fit glisser trois crêpes sur une pile croissante, se détourna et les porta à table, le visage impassible. Une moue effleura les lèvres de Philip. Il se lassait sans doute de monologuer sans réponse.

— Le beurre est dans le…, commença Philip, mais Clay avait déjà ouvert le réfrigérateur. Ah oui, et le sirop est au-dessus de la cuisinière, dans le plac…

Clay tira du réfrigérateur une bouteille en verre de sirop d’érable, le genre qu’on vend à prix d’or dans les boutiques pour touristes.

— C’est nouveau, dis-je en souriant à Philip. Quand est-ce que tu l’as acheté ?

— Heu… Ce n’est pas moi.

Je me tournai vers Clay.

— Je l’ai apporté hier, répondit-il.

— Oh, je ne suis pas sûr qu’Elena aime…, commença Philip avant de s’interrompre pour nous regarder tour à tour, Clay et moi. Enfin, en tout cas, c’était très gentil.

La sonnerie du téléphone m’épargna de devoir chercher quelque réponse.

— J’y vais, annonça Philip avant de disparaître dans le salon.

— Merci, sifflai-je à Clay tout bas. Tu n’as pas pu t’en empêcher, hein ? D’abord le petit déj, ensuite le sirop. Faire tout un numéro pour montrer que tu sais ce que j’aime et l’embarrasser.

— Quel numéro ? Je n’ai pas dit un mot. C’est toi qui as parlé du sirop.

— Tu ne l’aurais pas fait ?

— Bien sûr que non. Pourquoi veux-tu ? Ce n’est pas une compétition, Elena. J’ai remarqué hier en faisant du pain perdu que tu n’avais pas de vrai sirop. Comme je sais à quel point tu te plains des ersatz, je suis allé t’en acheter.

— Et le petit déj ? N’essaie pas de me faire croire que tu ne cherches pas à faire passer un message en me préparant le petit déjeuner.

— Ouais, un message. Te faire comprendre que ça m’inquiète de ne pas te voir bien manger et que je veux m’assurer que tu prennes au moins un bon repas. En tant qu’invité, il doit simplement penser que j’essaie de me rendre utile. J’en ai fait assez pour lui.

— Tu en as fait assez pour tout l’imm…

Je m’arrêtai, regardai autour de moi et m’aperçus qu’il y avait tout juste assez de nourriture pour trois personnes normales.

— Le reste est dans le four, dit Clay. Je l’ai caché quand je l’ai entendu se réveiller. Je l’emballerai pour que tu l’emportes au travail. Si quelqu’un fait des commentaires, tu pourras dire que tu as sauté le petit déj.

Je cherchai que répondre et fus, cette fois encore, sauvée par une interruption, lorsque Philip rentra dans la cuisine.

— Le boulot, dit-il avec une grimace. Comme toujours, hein ? Il suffit que je prévoie d’arriver tard un matin pour qu’ils aient besoin de moi. Ne t’inquiète pas, chérie. Je leur ai dit que je prenais le petit déjeuner avec toi et que j’arrivais ensuite.

Il tira une chaise, s’assit et se tourna vers Clay.

— Alors, comment se passe votre recherche d’emploi ?

 

Nous nous étions mis d’accord, Clay et moi, pour nous retrouver à l’heure du déjeuner. Il acheta son repas chez un traiteur tout proche et on alla manger dans l’enceinte de l’université. Ce n’était pas moi qui avais choisi ce cadre. Bien que ne travaillant qu’à quelques rues de la fac de Toronto, je n’avais pas visité le campus depuis que je bossais au magazine. Pas plus que je n’y étais allée lors de mes visites à Toronto ces dix dernières années. C’était à l’université que j’avais rencontré Clay, que j’étais tombée amoureuse. C’était là aussi qu’on m’avait menti, qu’on m’avait dupée, et enfin trahie. Quand je compris où Clay comptait déjeuner ce jour-là, je me braquai. Je réfléchis à une dizaine d’excuses et à une dizaine d’autres endroits où déjeuner. Mais rien ne franchit mes lèvres. Je me rappelai ce qu’il avait dit sur Stonehaven, trop embarrassée pour avouer que je n’avais aucune envie d’aller à l’université. Ce n’était qu’un endroit, un « tas de briques et de mortier ». Peut-être y avait-il cependant là plus que de la gêne. Peut-être n’avais-je pas envie d’avouer quels échos émotionnels ce tas de briques-là faisait encore résonner en moi. Je ne voulais peut-être pas qu’il sache dans quelle mesure je me rappelais, dans quelle mesure ça m’affectait. Je m’abstins donc de tout commentaire.

On s’assit sur des bancs devant le bâtiment du University College. Les examens prenaient fin et seule une poignée d’étudiants pour qui l’agitation des cours n’était plus qu’un lointain souvenir flânaient autour de King’s College Circle. Un groupe de jeunes gens jouait au touch football dans le cercle, ayant abandonné en tas leurs vestes de demi-saison et leurs sacs à dos près du poteau de but. Pendant notre repas, Clay parla de son article sur les cultes du jaguar d’Amérique du Sud tandis que mon esprit vagabondait dans le temps, se rappelait des conversations passées sous ces mêmes arbres, entre ces bâtiments. Je me représentai Clay toutes ces années auparavant, assis à une table de pique-nique de Queen Park, de l’autre côté de la route, discutant tout en déjeunant, tellement concentré sur nous deux que des Frisbee pouvaient lui passer en sifflant au-dessus de la tête sans qu’il les remarque. Il s’asseyait toujours dans la même position, jambes étendues de manière à placer ses pieds derrière les miens, soulignant ses paroles d’incessants gestes des mains, comme si une partie de lui avait besoin de bouger en permanence. Sa voix gardait la même tonalité, désormais si familière que je pouvais en suivre mentalement la cadence, prédire chaque inflexion, chaque changement d’intonation.

Même alors, il voulait déjà connaître mes pensées et opinions sur tout. Aucun remous de mon jeune esprit ne lui semblait trop ordinaire ni ennuyeux. Au fil du temps, je lui avais dévoilé mon passé, mes aspirations, peurs, espoirs et insécurités, toutes ces choses que je n’avais jamais imaginé partager avec quiconque. J’avais toujours redouté de me confier. Je voulais être une femme forte et indépendante, pas une orpheline esquintée au passé tout droit sorti d’un mélo à la Dickens. Je cachais mon histoire, ou, si quelqu’un l’apprenait, je prétendais que ça n’avait eu aucun impact, que ça ne m’avait pas affectée. Avec Clay, tout avait changé. Je voulais qu’il connaisse tout de moi afin de m’assurer qu’il sache ce que j’étais et m’aime malgré tout. Il m’avait écoutée et il était resté. Plus encore, il m’avait rendu la pareille. Il m’avait parlé de son enfance, de ses parents perdus suite à un drame qu’il ne se rappelait pas, de son adoption, de ses problèmes d’intégration à l’école (où on le fuyait, où on se moquait de lui), des ennuis qu’il s’attirait et des expulsions si fréquentes qu’il semblait changer d’école comme moi de famille adoptive. Il m’en avait tant raconté que je pensais le connaître totalement. Puis j’avais compris mon erreur. Parfois, cette tromperie me blessait bien plus que la morsure elle-même.

Morsure
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